Matthieu Arnold
Positions luthériennes. Histoire, théologie, spiritualité", 2017 (65e année), n° 1, p. 91-93.
Les
éditeurs des « Figures protestantes » ont été bien
inspirés d’accueillir dans leur collection le théologien Gabriel
Vahanian (1927-2012) et plus encore de confier la rédaction de ce
volume au pasteur Philippe Aubert qui est, sans doute, le meilleur
connaisseur de l’œuvre de l’auteur de La Mort de Dieu (1961 ;
le 4e de couverture parle de 1957).
L’illustration
de couverture, avec un portrait de G. Vahanian fumant sa célèbre
pipe et dont le regard accroche celui du lecteur, a été
particulièrement bien choisie.
Un
premier chapitre, « Une vie au service de la théologie »,
rappelle que G. Vahanian est issu d’une famille arménienne, dont
une grande partie s’était établie en France après avoir réussi
à échapper au génocide perpétré par l’Empire ottoman. (G.
Vahanian n’a jamais mis ce génocide en avant dans ses
publications, dans ses cours ou dans ses conférences, mais en une
occasion, il a tenté de réagir à des articles de presse qui
s’attachaient à minimiser le rôle de la Turquie.) Après des
études de théologie à la Faculté de Paris à l’époque où le
barthisme régnait, et un diplôme à l’École pratique des Hautes
Études, il part pour les États-Unis et arrive à Princeton en 1950,
où il est nommé maître de conférences cinq ans plus tard. De 1958
à 1984, il enseigne à Syracuse (New York), où il crée puis dirige
le Département d’Études Religieuses. C’est durant cette période
que paraît La Mort de Dieu. Loin d’affirmer la mort ontologique de
la divinité, cet ouvrage, paru en français dès 1962, pose avec
vigueur la question du devenir du christianisme (à raison, G.
Vahanian voit dans la religiosité américaine une « forme
dégradée de la foi biblique », p. 19). Il suscite
l’enthousiasme de Rudolf Bultmann et le silence éloquent de Karl
Barth. De 1984 à 1995, G. Vahanian est professeur à la Faculté de
théologie protestante de l’Université de Strasbourg (il aimait à
dire qu’il y enseignait la « théologie éthique »), et
il familiarise ses étudiants, auxquels il consacre généreusement
son temps, avec la pensée d’Albert Schweitzer, de Paul Tillich ou
encore de Jacques Ellul – autant de penseurs qu’il présente de
manière souvent très personnelle, mais toujours stimulante. Alors
que, durant cette « période française », il a publié
des ouvrages dans la langue de Voltaire (voir notamment le superbe
Dieu anonyme ou la peur des mots, 1989), à sa retraite il écrit à
nouveau ses livres en anglais et les publie aux États-Unis, ce qui
réduit son audience en France.
Dans
ce chapitre biographique, Philippe Aubert précise utilement un
certain nombre de notions – outre la « mort de Dieu »,
ce que G. Vahanian entend par « utopie » (voir aussi,
outre le chapitre 5, les p. 63s. et 82s.) – et traite du rôle
qu’il accorde à l’Église dans sa théologie.
Les
chapitres 2 à 5 traitent plus spécifiquement de la pensée de G.
Vahanian. Le chapitre 2 revient sur le « malentendu » lié
à la « mort de Dieu » : « Vahanian constate
que cette vision biblique [dans laquelle le monde relève de
l’utopie] n’est plus celle de notre culture contemporaine, qui a
remplacé la transcendance par un immanentisme absolu et un
anthropocentrisme sans partage ; c’est cette situation qu’il
appelle la mort de Dieu. » (P. 46.)
Le
chapitre 3 pose sans fard la question : « La théologie
a-t-elle un avenir ? » Gabriel Vahanian déplore – et
Philippe Aubert à sa suite – que la théologie soit devenue la
« gardienne du temple », « l’instrument par
lequel les Églises tentent de préserver ce qu’elles croient
essentiel de la Tradition ou de la Bible » (p. 56). Mais les
théologiens se cantonnent-ils tous et toujours dans ce rôle ?
On a vu, il y a quelques années – et au grand dam de certains
responsables d’Église de l’EKD (Église protestante d’Allemagne)
–, des exégètes et des théologiens allemands éminents mettre en
cause ce qu’ils tenaient pour une fausse adaptation de l’Église
et de l’Évangile au monde, à savoir la promotion des unions
homosexuelles. Faute de pouvoir débattre avec eux sur le fond, les
apparatchiks de l’EKD se sont généralement bornés à railler
l’âge de ces « vieux messieurs »… Philippe Aubert
consacre, en se fondant sur G. Vahanian, des pages stimulantes sur la
difficulté, pour les Églises, de « dire Dieu dans un monde
sans Dieu », ce qui les amène souvent à « donner un
imprimatur pseudo-théologique aux idées qui font l’air du temps »
(p. 60). Traitant des tâches de la théologie, il se fonde à bon
escient sur Luther : « Le rôle de la théologie consiste
à exposer l’Église au monde plutôt qu’à l’imposer. Dans une
large mesure, c’est ce qu’ont réussi les Réformateurs. En
répondant à l’angoisse de ses contemporains, Luther n’impose
rien, il expose sa lecture des Écritures. » (P. 66.)
Le
chapitre 4 traite une des questions qui nous semble les plus ardues
dans la théologie de Gabriel Vahanian, le rôle de la technique :
« L’Église et la technique. L’incompréhension ».
Rappelons, avec Philippe Aubert, que G. Vahanian se refuse d’opposer
la technique, qui serait mauvaise, à la nature, qui, elle, serait
intrinsèquement bonne : « Vahanian se garde bien de
confondre la maîtrise de la nature et sa dévastation, mais il
remarque qu’elle est souvent hostile à l’homme et que, par
conséquent, l’homme doit la domestiquer. » (P. 71.) À
l’inverse, il se refuse de sacraliser la technique, laquelle a
contribué à désacraliser la nature (voir p. 73). Mais il refuse
aussi que l’Église continue de rester au mieux indifférente, au
pire hostile (un « rejet systématique sans analyse
théologique », p. 79) à la technique.
Le
chapitre 5, « Théologie biblique et utopie », prolonge
les développements du chapitre précédent. La théologie est liée
à l’utopie car elle a notamment pour tâche de dépayser, de
sortir ses lecteurs ou ses auditeurs de leur zone de confort (G.
Vahanian excellait dans cet exercice !), de les inviter, comme
le fait aussi la Bible, à « un voyage hors de [leurs] bases »
(p. 89). C’est pourquoi son rôle est moins de livrer des réponses
que de poser les bonnes questions : « On comprend alors
que son champ est celui du questionnement, bien plus que des
certitudes qui sont, pour ainsi dire, incompatibles avec le
dépaysement. » (p. 91.) Est-ce à dire que la théologie
défendue par G. Vahanian s’oppose en tous points à la théologie
assertive de Luther pour se rapprocher de celle d’Érasme, que le
Réformateur qualifiait de douteur, voire pour rejoindre les
« maîtres du soupçon » Marx, Freud et Nietzsche ?
Aucunement, précise Philippe Aubert, car G. Vahanian ne cherchait
pas à « douter pour douter ». Il s’attachait
simplement à promouvoir un discours dynamique et qui ne soit pas
frappé d’obsolescence.
La
question demeure de savoir si la théologie a pour tâche
essentielle, voire unique, de « débusqu[er] toutes les formes
de l’idolâtrie, la superstition, le dogmatisme, le légalisme et
le fondamentalisme » (p. 48 ; voir aussi p. 55 et 67), ou
encore de mettre en évidence les « faux dieux » ou les
expressions illégitimes du religieux. Dans ses Quatre-vingt-quinze
thèses, Luther a certes ébranlé les fausses certitudes et abattu
les assurances fallacieuses que Tetzel et ses semblables prétendaient
donner aux fidèles ; mais il s’est efforcé aussi de les
remplacer par une réponse cohérente et réconfortante aux angoisses
de ses contemporains. Toute la difficulté de la théologie nous
semble être de concilier ces deux tâches, sans tomber – pour le
second versant – dans les discours faciles, qui évacueraient la
responsabilité de l’humain pour le tenir simplement pour une
victime. Et – s’il nous est permis d’échafauder une hypothèse
– peut-être le fait que l’œuvre de G. Vahanian demeure trop
méconnue tient au fait que, dans sa théologie, ce second versant
soit moins développé que le premier.
L’épilogue
rappelle à la fois les fulgurances poétiques du discours de G.
Vahanian et l’exigence de ce discours, qui, à chaque fois, rendait
ses lecteurs ou ses auditeurs un peu plus intelligents.
Par
ses qualités d’écriture et son exigence sur le fond, l’ouvrage
de Philippe Aubert constitue un bel hommage à Gabriel Vahanian et
une invitation pressante à le (re)lire
Matthieu
ARNOLD.
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