Recension du livre Gabriel Vahanian de Philippe Aubert, Olivétan, 2016.
Par Vincent Goulet
Docteur en sociologie, membre associé au SAGE (Sociétés,
acteurs, gouvernement en Europe), université de Strasbourg et au CREM
(Centre de Recherche sur les Médiations), université de Lorraine. Spécialiste des médias, il tient un blog sur Médiapart.
Dans ce petit livre
dense mais agréable à lire, Philippe Aubert présente la pensée du
théologien Gabriel Vahanian, dont il a été un des élèves puis
amis. La sécularisation de nos sociétés et la « mort de
Dieu » se sont paradoxalement accompagnées d’une
essentialisation et d’une sacralisation de la nature, de la science
ou de l’histoire qui, finalement, bornent l’être humain en
entravant sa liberté de contestation. Contre cette immanence
totalitaire et sans issue, une nouvelle forme de transcendance peut
être dégagé à travers l’utopie chrétienne, cette ouverture
sans fond mais mobilisatrice, responsable et créatrice, que permet
le rapport personnel à Dieu comme Tout Autre.
Dès 1961, pour Gabriel
Vahanian, la « mort de Dieu » n’est plus une hypothèse
mais un constat, celui de la victoire de l’immanence sur la
transcendance. L’immanence suppose que Dieu n’est pas un
en-dehors ou un au-delà du monde mais qu’il est ce monde-ci.
Spinoza en a été un des premiers promoteurs, avec sa conception de
la Nature comme Substance ou Dieu même, suivi plus tard par
Durkheim, pour qui Dieu pourrait être le nom donné à la société.
Dans cette conception, comme le résume Robert Misrahi, « la
finalité de l'existence humaine, comme perfection, n'est pas de
sortir de ce monde-ci et de franchir ou transgresser ses
limites, mais bien au contraire de le maîtriser par la connaissance
et de s'y accomplir comme existence à la fois pensée et heureuse. »
Autre évolution
conjointe, conséquence peut-être de la théologie protestante de la
grâce mais aussi, plus sociologiquement, du refoulement de la mort
des sphères publiques et même privées, le salut individuel n’est
plus la préoccupation centrale des êtres humains. L’au-delà
n’ayant plus de raison d’être, le « Dieu du Ciel »
s’est estompé.
Ce constat de la « mort
de Dieu », résultat de l’aboutissement d’un processus de
sécularisation auquel le christianisme a d’ailleurs fortement
contribué n’est pas une catastrophe pour Vahanian. Au contraire,
c’est une bonne nouvelle, car ce « Dieu surnaturel »
n’était peut-être pas le vrai Dieu – en tout cas, il ne l’est
plus.
Chassé des cieux, ce
faux Dieu (ou plutôt, ce Dieu mal compris) n’en devient pas plus
authentique en prenant exclusivement ses quartiers sur terre. La
sécularisation totale du monde (perceptible, par exemple, à travers
l’approche scientiste ou le discours sur le progrès) peut se
doubler par sa sacralisation totale (dont on peut trouver la trace
dans une certaine pensée écologique contemporaine, fortement
naturalisante), deux faces d’une même conception d’un Dieu-Monde
immanent, donné entièrement et tout fait.
Or, le Dieu de la Bible
n’est pas celui des scientifiques, des philosophes ou des
écologistes. Il est « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de
Jabob », « le Dieu de Jésus ». Au contraire d’une
entité totalisante, c’est un Dieu relationnel, un Dieu pour
l’homme et non un Dieu en soi. Un Dieu qui se révèle
progressivement et qui dans une certaine mesure, advient dans
l’histoire humaine. Ce qu’affirme Vahanian de manière un peu
sibylline en écrivant que « Fils de Dieu, le Christ ne
représente pas la quintessence de Dieu mais sa providence, autrement
dit son actualité. » Si l’être humain renonce à ce Dieu
Tout Autre (plutôt que Tout Puissant), il se prive d’une
perspective qui seule peut désenclore sa propre humanité.
Vahanian introduit ici le
concept d’utopie, comme lieu impossible, lieu sans lieu, mais qui
met en marche et oriente celles et ceux qu’elle effleure et
auxquels elle apparait comme un horizon nécessaire. Cette nouvelle
forme de transcendance avait d’ailleurs été immédiatement
réintroduite par ceux-là même qui ont bruyamment proclamé la mort
de Dieu, comme Schopenhauer ou Nietzsche, à travers les concepts de
Vouloir-Vivre ou de Volonté de puissance, « idéal
exceptionnel à atteindre » pour l’un, « dépassement
de l’homme dans le surhomme » pour l’autre.
Cette transcendance
utopique, ou cette utopie transcendante, est déjà présente dans la
Bible, comme force motrice et aimantation de l’humanité :
elle se nomme le Royaume de Dieu, qui est non pas un Au-Delà
déconnecté de la vie terrestre, mais un idéal, une projection, un
horizon déjà pleinement présent dans ce monde-ci (quoique pas
toujours immédiatement sensible). Comme le mythe dans l’ancienne
société religieuse, l’utopie travaille la société sécularisée
pour lui faire prendre conscience de ce qu’elle est et surtout des
fondements de son devenir. Le Dieu personnel et transcendant, le Dieu
du dialogue avec l’homme et de la dialectique, est dans cet écart
entre le monde qui va et l’idéal du monde qui le porte. « La
souveraineté de Dieu s’est toujours manifesté par son altérité »,
rappelle Philippe Aubert.
Contrairement à
Heidegger ou Jacques Ellul, Vahanian pense de manière originale et
positive la technique dans son rapport avec l’utopie. Pour changer
de paradigme et sortir de cette conception essentialisante du monde
et de la société, la technique peut être un point d’appui, car
elle « désacralise, elle est propice à l’utopie ».
« La technique redonne à l’homme l’instinct du religieux,
avec ceci que le religieux n’est plus lié à la pénurie mais à
l’abondance. Il n’est plus lié à l’hominisation mais à
l’humanisation. Et l’humain n’est plus circonscrit à la
périphérie de l’utopie, il en est le foyer par excellence »,
écrit Vahanian dans Dieu et l’Utopie.
La technique peut ainsi
contribuer à la « sanctification du monde », elle permet
de transformer le monde en le sortant de l’état de pénurie
(symbolisée par la sueur au front du travailleur Adam expulsé du
jardin d’Eden), au contraire d’une conception sacralisante et
finalement fixiste du monde. « L’utopie est à l’instar du
Royaume, axé sur la vision d’un monde nouveau radicalement autre
que l’autre monde. Elle conçoit la société comme parabole d’un
novum sans cesse renouvelé. Loin de nous inciter à nous
évader du monde, l’utopie nous y invite à jeter l’ancre ».
Philippe Aubert explique
pas à pas ce changement de paradigme, qui laisse toute sa part au
langage et au symbolique mais s’appuie désormais plus sur de
nouvelles fondements : « l’avènement de la technique
correspond au déclin du discours traditionnel, car avec elle on
passe de l’option du mythe pour le sacré à celle de la technique
pour l’utopie ». L’historien et le sociologue pourront
détailler ce processus initié au XVème siècle, qui s’accélère
au XIXème et dont la loi de séparation de l’Église et de l’État
en France marque peut-être l’avènement en 1905 - 1905, date
également de la première révolution communiste en Russie, qui
échoue, mais dont l’ambition était de créer un « homme
nouveau ». Le cœur du message de Vahanian serait ceci :
« La mort de Dieu n’est pas la fin de la religion mais son
déplacement du sacré vers l’utopie. » Dit en termes
théologiques, il s’agit d’une mutation du salut vers le règne
de Dieu, le salut étant compris comme une réalité future et
individuelle lié à la fin de l’histoire tandis que le règne de
Dieu consiste à transformer le monde sans que cette transformation
soit pour autant subordonnée à la venue d’un monde supranaturel.
Fidèle à la lignée de
la théologie protestante qui cherche, par la foi, à libérer
l’humain de toute contingence, Philippe Aubert nous redonne ainsi
de fortes raisons d’espérer et de travailler à la transformation
du monde, qui est seul nôtre. La responsabilité humaine n’est pas
déterminée par le passé (la faute originelle) mais par le futur,
la perspective du Royaume. Cette eschatologie chrétienne, cette
« science des choses ultimes » peut se réaliser à tout
moment dans la rencontre avec ce Dieu Tout Autre et pourtant si
proche. « L’eschatologie, c’est ce qui donne sens à la vie
ici et maintenant une fois pour toute, et non ce qui la prolonge sous
une forme ou une autre », explique Vahanian. Ce que reformule
Philippe Aubert, comme un hommage à son maître : « Ni
l’immortalité, ni la fusion avec Dieu ne sont une victoire sur la
mort. La seule victoire sur la mort, nous la remportons par notre
vie, cette porte à jamais ouverte une fois pour toute. »