mardi 11 octobre 2016

Gabriel Vahanian, de la mort de Dieu à l’utopie créatrice

Recension du livre Gabriel Vahanian de Philippe Aubert, Olivétan, 2016.

Par Vincent Goulet

Docteur en sociologie, membre associé au SAGE (Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe), université de Strasbourg et au CREM (Centre de Recherche sur les Médiations), université  de Lorraine. Spécialiste des médias, il tient un blog sur Médiapart.

Dans ce petit livre dense mais agréable à lire, Philippe Aubert présente la pensée du théologien Gabriel Vahanian, dont il a été un des élèves puis amis. La sécularisation de nos sociétés et la « mort de Dieu » se sont paradoxalement accompagnées d’une essentialisation et d’une sacralisation de la nature, de la science ou de l’histoire qui, finalement, bornent l’être humain en entravant sa liberté de contestation. Contre cette immanence totalitaire et sans issue, une nouvelle forme de transcendance peut être dégagé à travers l’utopie chrétienne, cette ouverture sans fond mais mobilisatrice, responsable et créatrice, que permet le rapport personnel à Dieu comme Tout Autre.

Dès 1961, pour Gabriel Vahanian, la « mort de Dieu » n’est plus une hypothèse mais un constat, celui de la victoire de l’immanence sur la transcendance. L’immanence suppose que Dieu n’est pas un en-dehors ou un au-delà du monde mais qu’il est ce monde-ci. Spinoza en a été un des premiers promoteurs, avec sa conception de la Nature comme Substance ou Dieu même, suivi plus tard par Durkheim, pour qui Dieu pourrait être le nom donné à la société. Dans cette conception, comme le résume Robert Misrahi, « la finalité de l'existence humaine, comme perfection, n'est pas de sortir de ce monde-ci et de franchir ou transgresser ses limites, mais bien au contraire de le maîtriser par la connaissance et de s'y accomplir comme existence à la fois pensée et heureuse. » 

Autre évolution conjointe, conséquence peut-être de la théologie protestante de la grâce mais aussi, plus sociologiquement, du refoulement de la mort des sphères publiques et même privées, le salut individuel n’est plus la préoccupation centrale des êtres humains. L’au-delà n’ayant plus de raison d’être, le « Dieu du Ciel » s’est estompé.
Ce constat de la « mort de Dieu », résultat de l’aboutissement d’un processus de sécularisation auquel le christianisme a d’ailleurs fortement contribué n’est pas une catastrophe pour Vahanian. Au contraire, c’est une bonne nouvelle, car ce « Dieu surnaturel » n’était peut-être pas le vrai Dieu – en tout cas, il ne l’est plus.
Chassé des cieux, ce faux Dieu (ou plutôt, ce Dieu mal compris) n’en devient pas plus authentique en prenant exclusivement ses quartiers sur terre. La sécularisation totale du monde (perceptible, par exemple, à travers l’approche scientiste ou le discours sur le progrès) peut se doubler par sa sacralisation totale (dont on peut trouver la trace dans une certaine pensée écologique contemporaine, fortement naturalisante), deux faces d’une même conception d’un Dieu-Monde immanent, donné entièrement et tout fait.

Or, le Dieu de la Bible n’est pas celui des scientifiques, des philosophes ou des écologistes. Il est « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jabob », « le Dieu de Jésus ». Au contraire d’une entité totalisante, c’est un Dieu relationnel, un Dieu pour l’homme et non un Dieu en soi. Un Dieu qui se révèle progressivement et qui dans une certaine mesure, advient dans l’histoire humaine. Ce qu’affirme Vahanian de manière un peu sibylline en écrivant que « Fils de Dieu, le Christ ne représente pas la quintessence de Dieu mais sa providence, autrement dit son actualité. » Si l’être humain renonce à ce Dieu Tout Autre (plutôt que Tout Puissant), il se prive d’une perspective qui seule peut désenclore sa propre humanité.

Vahanian introduit ici le concept d’utopie, comme lieu impossible, lieu sans lieu, mais qui met en marche et oriente celles et ceux qu’elle effleure et auxquels elle apparait comme un horizon nécessaire. Cette nouvelle forme de transcendance avait d’ailleurs été immédiatement réintroduite par ceux-là même qui ont bruyamment proclamé la mort de Dieu, comme Schopenhauer ou Nietzsche, à travers les concepts de Vouloir-Vivre ou de Volonté de puissance, « idéal exceptionnel à atteindre » pour l’un, « dépassement de l’homme dans le surhomme » pour l’autre.
Cette transcendance utopique, ou cette utopie transcendante, est déjà présente dans la Bible, comme force motrice et aimantation de l’humanité : elle se nomme le Royaume de Dieu, qui est non pas un Au-Delà déconnecté de la vie terrestre, mais un idéal, une projection, un horizon déjà pleinement présent dans ce monde-ci (quoique pas toujours immédiatement sensible). Comme le mythe dans l’ancienne société religieuse, l’utopie travaille la société sécularisée pour lui faire prendre conscience de ce qu’elle est et surtout des fondements de son devenir. Le Dieu personnel et transcendant, le Dieu du dialogue avec l’homme et de la dialectique, est dans cet écart entre le monde qui va et l’idéal du monde qui le porte. « La souveraineté de Dieu s’est toujours manifesté par son altérité », rappelle Philippe Aubert.

Contrairement à Heidegger ou Jacques Ellul, Vahanian pense de manière originale et positive la technique dans son rapport avec l’utopie. Pour changer de paradigme et sortir de cette conception essentialisante du monde et de la société, la technique peut être un point d’appui, car elle « désacralise, elle est propice à l’utopie ». « La technique redonne à l’homme l’instinct du religieux, avec ceci que le religieux n’est plus lié à la pénurie mais à l’abondance. Il n’est plus lié à l’hominisation mais à l’humanisation. Et l’humain n’est plus circonscrit à la périphérie de l’utopie, il en est le foyer par excellence », écrit Vahanian dans Dieu et l’Utopie.
La technique peut ainsi contribuer à la « sanctification du monde », elle permet de transformer le monde en le sortant de l’état de pénurie (symbolisée par la sueur au front du travailleur Adam expulsé du jardin d’Eden), au contraire d’une conception sacralisante et finalement fixiste du monde. « L’utopie est à l’instar du Royaume, axé sur la vision d’un monde nouveau radicalement autre que l’autre monde. Elle conçoit la société comme parabole d’un novum sans cesse renouvelé. Loin de nous inciter à nous évader du monde, l’utopie nous y invite à jeter l’ancre ».

Philippe Aubert explique pas à pas ce changement de paradigme, qui laisse toute sa part au langage et au symbolique mais s’appuie désormais plus sur de nouvelles fondements : « l’avènement de la technique correspond au déclin du discours traditionnel, car avec elle on passe de l’option du mythe pour le sacré à celle de la technique pour l’utopie ». L’historien et le sociologue pourront détailler ce processus initié au XVème siècle, qui s’accélère au XIXème et dont la loi de séparation de l’Église et de l’État en France marque peut-être l’avènement en 1905 - 1905, date également de la première révolution communiste en Russie, qui échoue, mais dont l’ambition était de créer un « homme nouveau ». Le cœur du message de Vahanian serait ceci : « La mort de Dieu n’est pas la fin de la religion mais son déplacement du sacré vers l’utopie. » Dit en termes théologiques, il s’agit d’une mutation du salut vers le règne de Dieu, le salut étant compris comme une réalité future et individuelle lié à la fin de l’histoire tandis que le règne de Dieu consiste à transformer le monde sans que cette transformation soit pour autant subordonnée à la venue d’un monde supranaturel.

Fidèle à la lignée de la théologie protestante qui cherche, par la foi, à libérer l’humain de toute contingence, Philippe Aubert nous redonne ainsi de fortes raisons d’espérer et de travailler à la transformation du monde, qui est seul nôtre. La responsabilité humaine n’est pas déterminée par le passé (la faute originelle) mais par le futur, la perspective du Royaume. Cette eschatologie chrétienne, cette « science des choses ultimes » peut se réaliser à tout moment dans la rencontre avec ce Dieu Tout Autre et pourtant si proche. « L’eschatologie, c’est ce qui donne sens à la vie ici et maintenant une fois pour toute, et non ce qui la prolonge sous une forme ou une autre », explique Vahanian. Ce que reformule Philippe Aubert, comme un hommage à son maître : « Ni l’immortalité, ni la fusion avec Dieu ne sont une victoire sur la mort. La seule victoire sur la mort, nous la remportons par notre vie, cette porte à jamais ouverte une fois pour toute. »