Une rencontre improbable
A priori, la
théologie de Gabriel Vahanian est aux antipodes de celle de Schweitzer. Plus
que les dates (1875-1965), (1927-2012), un univers culturel les sépare. Toute
l’œuvre de Vahanian consiste à penser la place du religieux dans une société
marquée par le phénomène technicien. Dès 1961, dans un livre qui va lui donner
une notoriété internationale : La
Mort de Dieu, il dresse un constat lucide et sans concession sur notre
culture qu’il qualifie de post-chrétienne. Alors que la Bible révèle un Dieu
transcendant qui n’est pas dans le monde, mais qui en est l’horizon, la
religiosité moderne est principalement marquée par l’immanence. Non seulement
Dieu se confond avec sa création, piège que n’évite pas toujours une certaine
écolo-théologie, mais pire, il devient l’otage et le plus souvent la
justification de projets humains. Jusqu’ici, Vahanian reste dans la ligne des
analyses de Karl Barth qui, avec d’autres, relevait l’embourgeoisement de la
théologie protestante depuis le dix-huitième siècle. (1) Pour Barth, cet
embourgeoisement n’affectait pas le Credo de l’Église, ici compris comme
l’essence de la foi chrétienne, il n’était qu’une sorte d’avatar historique, mais
pour Vahanian, il affecte le Credo puisqu’il détourne le Christianisme de sa
véritable vocation pour le monde, d’où l’expression radicale et souvent mal
comprise de mort de Dieu. Tout au long de cette analyse, Vahanian n’en appelle
jamais à Schweitzer, on ne trouve aucune référence au théologien Alsacien dans La Mort de Dieu. Pourtant, Schweitzer,
lui aussi avec d’autres, avait fait le même constat, pas pour l’ensemble de la
théologie protestante, mais au moins à propos de la question du Jésus
historique. Il considérait, avec une impertinence courageuse, que toutes les
vies de Jésus, de Reimarus à Wrede, n’avaient été que des tentatives plus ou
moins habiles pour faire entrer le personnage et surtout le message de Jésus
dans les catégories morales d’une époque ou d’un groupe. L’univers de
Schweitzer et de Vahanian n’était pas le même
Ce qui donne une grande originalité à la pensée de Vahanian,
c’est la prise en compte de ce qu’il est convenu d’appeler le processus de
sécularisation de la société occidentale, non pas compris comme opposé ou
reniant l’héritage culturel du christianisme, mais bien plus comme l’espace
dans lequel la foi peut enfin donner toute sa mesure. Qu’est-ce qu’une culture
sécularisée ? C’est une culture qui ne s’articule plus sur les catégories
classiques du sacré et du profane, mais qui s’émancipe des différentes types
d’autorités religieuses, doctrinales, spirituelles, politiques, morales ou
artistiques, pour trouver en elle ses propres valeurs et de nouveaux modes de
représentations. Mais plus particulièrement, pour ce qui concerne notre époque,
c’est une culture principalement marquée par le phénomène technicien. Plutôt
que de déplorer un tel processus, Vahanian pense qu’il trouve son point de
départ dans la Bible et qu’il offre une chance historique au christianisme, à
condition que le discours de la foi, la théologie, la liturgie, les différentes
formes d’expression de la piété, ne s’égarent pas dans les catégories du
naturel et du surnaturel, mais investissent, au prix d’une conversion du
langage, le nouvel espace créé par la technique, l’utopie. Cette conversion,
Vahanian l’exprime par une formule saisissante qui revient comme un leitmotiv
tout au long de son œuvre : « La foi chrétienne consiste non pas
à changer de monde, mais à changer le monde. » Le christianisme ne peut pas
être simplement assimilé à une religion du salut dans l’au-delà et emprisonné
dans les fameuses catégories du sacré et du profane, du naturel et du
surnaturel, il est la religion du Règne de Dieu. Jésus n’a rien dit d’autre,
l’annonce du Règne de Dieu est le centre de sa prédication et à ce titre, la
vocation du christianisme n’est pas de proposer un salut dans l’au-delà, mais
de changer le monde en l’irriguant de la Parole. C’est sur ce point précis que
Vahanian va rencontrer Schweitzer et il n’aura de cesse de reconnaître sa
dette.
Histoire et Eschatologie
Dans de nombreux articles, mais plus particulièrement au chapitre 7 de L’Utopie chrétienne (2), Vahanian revient longuement sur l’eschatologie conséquente de Schweitzer. Il remarque que le théologien strasbourgeois a bien mis en lumière la spécificité du christianisme par rapport aux religions orientales qui, pour le dire rapidement, versent presque systématiquement du côté de la mystique plutôt que d’accoucher d’une éthique. Elles sont braquées vers un autre monde sans trop se soucier de la nécessité de construire un monde autre. Elles sont presque exclusivement des religions de salut. Schweitzer, toujours selon Vahanian, croit devoir respecter l’équilibre entre une eschatologie horizontale et une eschatologie verticale. Mais, trop soucieux de cet équilibre, ou trop lié à une tradition, s’il fait bien la différence entre la sotériologie classique, le salut dans l’au-delà, et le Règne de Dieu sur la terre, il ne tire pas toutes les conséquences de son affirmation selon laquelle, le christianisme est la religion du Règne de Dieu. Vahanian lui reconnaît d’avoir mis le doigt sur la plaie, d’avoir essayé de redresser la barre d’un christianisme qui s’est rapidement transformé en institut de salut, confinant l’eschatologie à la seule sotériologie. Il lui est aussi reconnaissant d’avoir fermement condamné toutes les interprétations historicisantes de l’eschatologie, y compris la plus subtile : le progrès. Certes, l’eschatologie de Schweitzer est conséquente, elle n’usurpe nullement son qualificatif. Jésus pensait que la venue du Royaume de Dieu était imminente et qu’elle prendrait la forme d’un événement cosmique, elle était la conséquence de sa prédication qui reste incompréhensible en dehors de ce cadre, les miracles en étaient les signes visibles, et dans cette ligne fidèle à toute la pensée biblique on peut dire qu’ils étaient les sacrements du Royaume. Jean et Paul vont réorienter l’eschatologie, le Royaume n’est plus compris comme une réalité à venir, il est la vocation et la tâche des croyants qui doivent former une humanité soumise à la volonté de Dieu. Déjà à propos de cette question centrale, Vahanian en avait appelé à Schweitzer dans un livre important qui malheureusement n’a pas trouvé l’écho qu’il méritait dans le protestantisme français : Dieu et l’Utopie, l’Eglise et la Technique (3) : Il remarquait que l’eschatologie conséquente relève bien de l’éthique, mais elle s’encombre encore d’une parousie qui même relativisée, empêche Schweitzer d’aller au bout de son intuition pour aboutir à une eschatologie radicale.
Schweitzer ménagerait-il la chèvre et le chou ? Et si
oui, pour quelle raison ? Certainement pas par manque de courage
intellectuel, lui qui faisait de la probité intellectuelle la condition de la
pertinence de la théologie. De même, il ne confondra jamais son œuvre
humanitaire avec le Royaume qui reste pour lui une perfection éthique et un
événement supranaturel hors de l’histoire. Conséquent, il l’a été, mais
radical, non. Alors qu’il a démontré magistralement que l’histoire ne pouvait
pas nous restituer le Jésus de la foi, ni le Jésus historique, il ne franchit
pas la porte qu’il a pourtant grandement contribué à ouvrir, à savoir que seul
ce qui est eschatologique est historique. C’est Bultmann, même si lui aussi
assume un héritage qu’il pense pouvoir dépasser grâce aux catégories de
l’existentialisme, qui franchira cette porte. Pour le théologien de Marbourg,
l’eschatologie n’est pas une conception du temps, un temps qui serait à venir,
ou déjà accompli, c’est le moment de la rencontre de Dieu comme transcendance
absolue et de l’homme. Seule cette rencontre donne sens à l’existence et cet
événement est au-delà du monde et de l’histoire. Reste, que si Bultmann va plus
loin que Schweitzer dans sa tentative de libérer l’eschatologie de l’histoire,
il restera tout aussi frileux en éludant presque totalement l’autre versant du
problème eschatologique: la nature.
Bultmann dit de l’existence chrétienne, qu’elle est une
existence eschatique fondée sur une rencontre, un Dieu qui cherche l’homme, et
une décision, la foi comme réponse de l’homme. Dans sa théologie radicale,
Vahanian tirera toutes les conséquences des conceptions de Schweitzer et de
Bultmann, l’eschatologie, c’est ce qui donne sens à la vie une fois pour toute
et non ce qui la prolonge, sous une forme ou sous une autre.
L’Eschatologie crédible
Si on comprend l’eschatologie comme la finalité dernière,
voire la dernière nouveauté et non comme une solution finale, on comprend aussi
que de sa crédibilité découle celle du christianisme dans son ensemble. Or,
comme le remarquait Vahanian, Schweitzer avait mis le doigt sur la plaie,
parfaitement conscient qu’il était, que tout au long de son histoire, c’est sur
ce plan que la foi chrétienne avait joué sa présence au monde comme on met sa
tête à couper. Même pendant le règne absolu de la funeste opposition entre
l’ici-bas et l’au-delà, la dynamique du Règne de Dieu était parvenue à transfigurer
une réalité qui, appréhendée dans les catégories de la nature ou de l’histoire,
n’en servait pas moins à justifier toutes les formes de déterminisme et
d’absolutisme. Durant cette période, qui selon Schweitzer prend immédiatement
le relais du christianisme primitif, l’eschatologie avait fini par se réduire à
une sotériologie dont l’Église était devenue l’instrument exclusif. Ne
disait-on pas : « Hors de l’Église pas de salut ». Plutôt que de
se polariser sur l’Église, n’aurait-il pas fallu plutôt se demander de quel
salut s’agissait-il ? Il était plus facile, même au prix du martyre
semble-t-il, de remettre en question une conception de l’Église plutôt que
celle du salut. Ironie de l’histoire, pour le Nouveau Testament, l’une ne va
pas sans l’autre. A l’époque où Schweitzer se confronte à cette problématique,
l’eschatologie n’est déjà plus ce qu’elle était depuis longtemps. Les plus
lucides entrevoient qu’elle s’est sécularisée, et que, pour prendre en exemple
un des plus grands combats de Schweitzer, avec l’arme nucléaire, l’Apocalypse
est passée des mains de Dieu aux mains de l’homme. L’homme a-t-il gagné quelque
chose à ce transfert d’une mythologie à une technologie si j’ose dire ?
Qu’est-ce qui s’est sécularisé ? Toute l’eschatologie chrétienne, ou
seulement la solution finale, tentation des tentations ?
Schweitzer comprend que dans cette trahison que Vahanian
appelle la mort de Dieu, il faut essayer de sauver l’essentiel du naufrage, le
Règne de Dieu. Ils ne sont pas légion à être conscients de l’urgence, tant le
monde des théologiens se dépense en querelles byzantines ; d’un côté les
orthodoxes, de l’autre les libéraux, tous sont persuadés de tirer
l’eschatologie du bon côté, le leur. Cependant, Schweitzer n’est pas seul et
sur ce sujet, il est à noter que dans ses écrits, Vahanian le met presque
toujours en dialogue avec Bultmann et Tillich. Ce triangle prestigieux, qui
montre quelle estime Vahanian portait à Schweitzer, forme la figure
herméneutique de l’eschatologie crédible. Certes, Vahanian formulera des
réserves sur leur manière de sauver la crédibilité de l’eschatologie, mais il
reconnaît que s’ils n’y sont pas entièrement parvenus, ils n’en n’ont pas moins
partiellement réussi. Bultmann sait ce qu’il doit à Schweitzer, il cherche à se
démarquer de l’eschatologie conséquente, mais il en reste tributaire
« parce qu’elle n’est pas entièrement fausse ». (4) En ce qui
concerne Tillich, il partage avec Schweitzer la volonté de préserver
l’équilibre classique entre la dimension verticale et horizontale de
l’eschatologie. Tout comme Schweitzer, suite à sa confrontation tardive avec
les autres religions, il fait valoir la spécificité du christianisme selon
laquelle, l’eschatologie l’emporte sur la sotériologie, le Règne de Dieu sur le
salut dans l’au-delà.
Last but not least,
dans un livre qu’il a porté en lui pendant plus de dix ans : Dieu anonyme ou la peur des mots (5),
Vahanian consacre le chapitre 3 à la christologie sous le titre : Salut et utopie : le Christ. L’Église
est certes, selon la formule paulinienne, le corps du Christ, mais ce corps ne
saurait à la fois être gage et témoin du Royaume s’il n’était pas, avant tout,
un puissant principe de novation sociale et de transformation du monde.
L’Église, en tant que promesse du Royaume de Dieu, n’est pas la négation du
monde, au contraire, elle en est l’affirmation, n’en déplaise à Loisy selon
qui : « Jésus a annoncé le Royaume, mais c’est l’Eglise qui est
venue ». (6) Et Vahanian de conclure : « Si au Règne de Dieu et
sa justice, que proclame le Christ, fait suite l’Église, c’est qu’elle en est
la prolepse. Elle n’est pas un institut de sotériologie. » Ce chapitre central
du livre est introduit par cinq citations. La première est tirée du Nouveau
Testament, I Jean 4, 6. La seconde est de Maître Eckart : « … Dieu
devient Dieu lorsque les créatures disent Dieu ». Puis, on quitte, la
Bible et la théologie pour une citation de Franz Kafka : « À partir
d’un certain point, il n’y a pas de retour. C’est ce point-là qu’il faut
atteindre ». Le ton est donné, cette page entière de citations
introductives au chapitre se termine par un passage du livre de William
Faulkner, Le bruit et la fureur, dans
lequel il est question du nom, du changement de nom, de la Bible, du dire et du
lire, le tout dans un dialogue qui, pour surprenant et digne qu’il est de
figurer dans la pièce de Beckett, En
attendant Godot, nous rappelle que ce qui est dit est dit une fois pour
toute, à condition que le langage prenne corps. Dans cette galerie prestigieuse
et bien moins hétéroclite qu’il n’y paraît, la quatrième citation, l’avant
dernière, est d’Albert Schweitzer : « La grande faiblesse de toute
doctrine de la rédemption, postérieure au christianisme primitif, est qu’elle
n’entretient l’homme que de son salut personnel, indépendant de la venue du
Royaume de Dieu… Tant que cette dernière préoccupation restera à
l’arrière-plan, le christianisme sera, dans le monde semblable à une forêt
d’hiver ».
Tout est dit.
Philippe
AUBERT
1.
Karl Barth, La théologie protestante au dix-neuvième siècle, Labor et Fides,
Genève, 1969.
2.
Gabriel Vahanian, L’Utopie chrétienne, Desclée de Brouwer, Paris, 1992.
3.
Gabriel Vahanian, Dieu et l’Utopie, l’Église et la Technique, Editions du Cerf,
Paris, 1976.
4.
L’Utopie
chrétienne, page 161.
5.
Gabriel Vahanian, Dieu anonyme ou la peur des mots, Desclée de Brouwer, Paris,
1989.
6.
Alfred Loisy, L’Évangile et l’Église, Alphonse Picard et Fils, Paris, 1902.