dimanche 12 mai 2013

Schweitzer et Vahanian. Une foi qui change le monde


Décédé fin août 2012 à Strasbourg où il avait pris sa retraite, Gabriel Vahanian a été professeur des universités américaines de Princeton et de Syracuse où il a créé le département des sciences religieuses. De 1984 à 1995, il a occupé la chaire de théologie éthique à la faculté de théologie protestante de Strasbourg. Durant cette période, il a sensibilisé de nombreux étudiants à la pensée théologique d’Albert Schweitzer. Cette attention était d’autant plus singulière que Schweitzer était presque totalement absent de l’enseignement dispensé à l’époque. Etienne Trocmé, professeur de Nouveau Testament, commentait brièvement les travaux de Schweitzer dans le cadre d’un genre littéraire directement issu, selon son expression, du génie protestant, celui des vies de Jésus, tout en insistant sur le fait que l’Histoire des vies de Jésus, publiée en 1906, était à la fois une œuvre d’une immense érudition et la charge la plus spectaculaire contre les vies de Jésus fabriquées par la théologie libérale. Cependant, dans son enseignement, le professeur Etienne Trocmé ne s’attardait guère sur la thèse centrale de Schweitzer, à savoir que Jésus avait attendu l’arrivée imminente du Royaume de Dieu, et que sa foi et sa prédication étaient essentiellement eschatologiques. Cette thèse, Schweitzer l’avait développée dès 1901, dans un livre traduit en français en 1961 seulement sous le titre : Le secret historique de la vie de Jésus. Alors que le genre littéraire des vies de Jésus, tellement marqué par le courant libéral du dix-neuvième siècle, touchait à sa fin, ce sont les conceptions de Schweitzer sur la nature des attentes messianiques, ce qu’il appellera l’eschatologie conséquente, qui vont inaugurer tout un pan nouveau de la réflexion théologique consacrée, non plus à des questions d’ordre historique liées à la personne de Jésus, mais à la finalité du message de Jésus et donc du christianisme. C’est sur ce sujet ô combien important, car il en va de la validité du message, que Schweitzer et Vahanian vont se croiser. Cette rencontre sera fructueuse pour le théologien de la mort de Dieu qui, même critique, reconnaîtra toujours sa dette, voire celle de toute la théologie moderne envers Schweitzer et sortira ainsi l’Alsacien du beau, mais poussiéreux musée de la théologie protestante au dix-neuvième siècle.

Une rencontre improbable

A priori, la théologie de Gabriel Vahanian est aux antipodes de celle de Schweitzer. Plus que les dates (1875-1965), (1927-2012), un univers culturel les sépare. Toute l’œuvre de Vahanian consiste à penser la place du religieux dans une société marquée par le phénomène technicien. Dès 1961, dans un livre qui va lui donner une notoriété internationale : La Mort de Dieu, il dresse un constat lucide et sans concession sur notre culture qu’il qualifie de post-chrétienne. Alors que la Bible révèle un Dieu transcendant qui n’est pas dans le monde, mais qui en est l’horizon, la religiosité moderne est principalement marquée par l’immanence. Non seulement Dieu se confond avec sa création, piège que n’évite pas toujours une certaine écolo-théologie, mais pire, il devient l’otage et le plus souvent la justification de projets humains. Jusqu’ici, Vahanian reste dans la ligne des analyses de Karl Barth qui, avec d’autres, relevait l’embourgeoisement de la théologie protestante depuis le dix-huitième siècle. (1) Pour Barth, cet embourgeoisement n’affectait pas le Credo de l’Église, ici compris comme l’essence de la foi chrétienne, il n’était qu’une sorte d’avatar historique, mais pour Vahanian, il affecte le Credo puisqu’il détourne le Christianisme de sa véritable vocation pour le monde, d’où l’expression radicale et souvent mal comprise de mort de Dieu. Tout au long de cette analyse, Vahanian n’en appelle jamais à Schweitzer, on ne trouve aucune référence au théologien Alsacien dans La Mort de Dieu. Pourtant, Schweitzer, lui aussi avec d’autres, avait fait le même constat, pas pour l’ensemble de la théologie protestante, mais au moins à propos de la question du Jésus historique. Il considérait, avec une impertinence courageuse, que toutes les vies de Jésus, de Reimarus à Wrede, n’avaient été que des tentatives plus ou moins habiles pour faire entrer le personnage et surtout le message de Jésus dans les catégories morales d’une époque ou d’un groupe. L’univers de Schweitzer et de Vahanian n’était pas le même

         Ce qui donne une grande originalité à la pensée de Vahanian, c’est la prise en compte de ce qu’il est convenu d’appeler le processus de sécularisation de la société occidentale, non pas compris comme opposé ou reniant l’héritage culturel du christianisme, mais bien plus comme l’espace dans lequel la foi peut enfin donner toute sa mesure. Qu’est-ce qu’une culture sécularisée ? C’est une culture qui ne s’articule plus sur les catégories classiques du sacré et du profane, mais qui s’émancipe des différentes types d’autorités religieuses, doctrinales, spirituelles, politiques, morales ou artistiques, pour trouver en elle ses propres valeurs et de nouveaux modes de représentations. Mais plus particulièrement, pour ce qui concerne notre époque, c’est une culture principalement marquée par le phénomène technicien. Plutôt que de déplorer un tel processus, Vahanian pense qu’il trouve son point de départ dans la Bible et qu’il offre une chance historique au christianisme, à condition que le discours de la foi, la théologie, la liturgie, les différentes formes d’expression de la piété, ne s’égarent pas dans les catégories du naturel et du surnaturel, mais investissent, au prix d’une conversion du langage, le nouvel espace créé par la technique, l’utopie. Cette conversion, Vahanian l’exprime par une formule saisissante qui revient comme un leitmotiv tout au long de son œuvre : « La foi chrétienne consiste non pas à changer de monde, mais à changer le monde. » Le christianisme ne peut pas être simplement assimilé à une religion du salut dans l’au-delà et emprisonné dans les fameuses catégories du sacré et du profane, du naturel et du surnaturel, il est la religion du Règne de Dieu. Jésus n’a rien dit d’autre, l’annonce du Règne de Dieu est le centre de sa prédication et à ce titre, la vocation du christianisme n’est pas de proposer un salut dans l’au-delà, mais de changer le monde en l’irriguant de la Parole. C’est sur ce point précis que Vahanian va rencontrer Schweitzer et il n’aura de cesse de reconnaître sa dette.

Histoire et Eschatologie

       
Dans de nombreux articles, mais plus particulièrement au chapitre 7 de L’Utopie chrétienne (2), Vahanian revient longuement sur l’eschatologie conséquente de Schweitzer. Il remarque que le théologien strasbourgeois a bien mis en lumière la spécificité du christianisme par rapport aux religions orientales qui, pour le dire rapidement, versent presque systématiquement du côté de la mystique plutôt que d’accoucher d’une éthique. Elles sont braquées vers un autre monde sans trop se soucier de la nécessité de construire un monde autre. Elles sont presque exclusivement des religions de salut. Schweitzer, toujours selon Vahanian, croit devoir respecter l’équilibre entre une eschatologie horizontale et une eschatologie verticale. Mais, trop soucieux de cet équilibre, ou trop lié à une tradition, s’il fait bien la différence entre la sotériologie classique, le salut dans l’au-delà, et le Règne de Dieu sur la terre, il ne tire pas toutes les conséquences de son affirmation selon laquelle, le christianisme est la religion du Règne de Dieu. Vahanian lui reconnaît d’avoir mis le doigt sur la plaie, d’avoir essayé de redresser la barre d’un christianisme qui s’est rapidement transformé en institut de salut, confinant l’eschatologie à la seule sotériologie. Il lui est aussi reconnaissant d’avoir fermement condamné toutes les interprétations historicisantes de l’eschatologie, y compris la plus subtile : le progrès. Certes, l’eschatologie de Schweitzer est conséquente, elle n’usurpe nullement son qualificatif. Jésus pensait que la venue du Royaume de Dieu était imminente et qu’elle prendrait la forme d’un événement cosmique, elle était la conséquence de sa prédication qui reste incompréhensible en dehors de ce cadre, les miracles en étaient les signes visibles, et dans cette ligne fidèle à toute la pensée biblique on peut dire qu’ils étaient les sacrements du Royaume. Jean et Paul vont réorienter l’eschatologie, le Royaume n’est plus compris comme une réalité à venir, il est la vocation et la tâche des croyants qui doivent former une humanité soumise à la volonté de Dieu. Déjà à propos de cette question centrale, Vahanian en avait appelé à Schweitzer dans un livre important qui malheureusement n’a pas trouvé l’écho qu’il méritait dans le protestantisme français : Dieu et l’Utopie, l’Eglise et la Technique (3) : Il remarquait que l’eschatologie conséquente relève bien de l’éthique, mais elle s’encombre encore d’une parousie qui même relativisée, empêche Schweitzer d’aller au bout de son intuition pour aboutir à une eschatologie radicale.

         Schweitzer ménagerait-il la chèvre et le chou ? Et si oui, pour quelle raison ? Certainement pas par manque de courage intellectuel, lui qui faisait de la probité intellectuelle la condition de la pertinence de la théologie. De même, il ne confondra jamais son œuvre humanitaire avec le Royaume qui reste pour lui une perfection éthique et un événement supranaturel hors de l’histoire. Conséquent, il l’a été, mais radical, non. Alors qu’il a démontré magistralement que l’histoire ne pouvait pas nous restituer le Jésus de la foi, ni le Jésus historique, il ne franchit pas la porte qu’il a pourtant grandement contribué à ouvrir, à savoir que seul ce qui est eschatologique est historique. C’est Bultmann, même si lui aussi assume un héritage qu’il pense pouvoir dépasser grâce aux catégories de l’existentialisme, qui franchira cette porte. Pour le théologien de Marbourg, l’eschatologie n’est pas une conception du temps, un temps qui serait à venir, ou déjà accompli, c’est le moment de la rencontre de Dieu comme transcendance absolue et de l’homme. Seule cette rencontre donne sens à l’existence et cet événement est au-delà du monde et de l’histoire. Reste, que si Bultmann va plus loin que Schweitzer dans sa tentative de libérer l’eschatologie de l’histoire, il restera tout aussi frileux en éludant presque totalement l’autre versant du problème eschatologique: la nature.
         Bultmann dit de l’existence chrétienne, qu’elle est une existence eschatique fondée sur une rencontre, un Dieu qui cherche l’homme, et une décision, la foi comme réponse de l’homme. Dans sa théologie radicale, Vahanian tirera toutes les conséquences des conceptions de Schweitzer et de Bultmann, l’eschatologie, c’est ce qui donne sens à la vie une fois pour toute et non ce qui la prolonge, sous une forme ou sous une autre.

L’Eschatologie crédible

          Si on comprend l’eschatologie comme la finalité dernière, voire la dernière nouveauté et non comme une solution finale, on comprend aussi que de sa crédibilité découle celle du christianisme dans son ensemble. Or, comme le remarquait Vahanian, Schweitzer avait mis le doigt sur la plaie, parfaitement conscient qu’il était, que tout au long de son histoire, c’est sur ce plan que la foi chrétienne avait joué sa présence au monde comme on met sa tête à couper. Même pendant le règne absolu de la funeste opposition entre l’ici-bas et l’au-delà, la dynamique du Règne de Dieu était parvenue à transfigurer une réalité qui, appréhendée dans les catégories de la nature ou de l’histoire, n’en servait pas moins à justifier toutes les formes de déterminisme et d’absolutisme. Durant cette période, qui selon Schweitzer prend immédiatement le relais du christianisme primitif, l’eschatologie avait fini par se réduire à une sotériologie dont l’Église était devenue l’instrument exclusif. Ne disait-on pas : « Hors de l’Église pas de salut ». Plutôt que de se polariser sur l’Église, n’aurait-il pas fallu plutôt se demander de quel salut s’agissait-il ? Il était plus facile, même au prix du martyre semble-t-il, de remettre en question une conception de l’Église plutôt que celle du salut. Ironie de l’histoire, pour le Nouveau Testament, l’une ne va pas sans l’autre. A l’époque où Schweitzer se confronte à cette problématique, l’eschatologie n’est déjà plus ce qu’elle était depuis longtemps. Les plus lucides entrevoient qu’elle s’est sécularisée, et que, pour prendre en exemple un des plus grands combats de Schweitzer, avec l’arme nucléaire, l’Apocalypse est passée des mains de Dieu aux mains de l’homme. L’homme a-t-il gagné quelque chose à ce transfert d’une mythologie à une technologie si j’ose dire ? Qu’est-ce qui s’est sécularisé ? Toute l’eschatologie chrétienne, ou seulement la solution finale, tentation des tentations ?
         Schweitzer comprend que dans cette trahison que Vahanian appelle la mort de Dieu, il faut essayer de sauver l’essentiel du naufrage, le Règne de Dieu. Ils ne sont pas légion à être conscients de l’urgence, tant le monde des théologiens se dépense en querelles byzantines ; d’un côté les orthodoxes, de l’autre les libéraux, tous sont persuadés de tirer l’eschatologie du bon côté, le leur. Cependant, Schweitzer n’est pas seul et sur ce sujet, il est à noter que dans ses écrits, Vahanian le met presque toujours en dialogue avec Bultmann et Tillich. Ce triangle prestigieux, qui montre quelle estime Vahanian portait à Schweitzer, forme la figure herméneutique de l’eschatologie crédible. Certes, Vahanian formulera des réserves sur leur manière de sauver la crédibilité de l’eschatologie, mais il reconnaît que s’ils n’y sont pas entièrement parvenus, ils n’en n’ont pas moins partiellement réussi. Bultmann sait ce qu’il doit à Schweitzer, il cherche à se démarquer de l’eschatologie conséquente, mais il en reste tributaire « parce qu’elle n’est pas entièrement fausse ». (4) En ce qui concerne Tillich, il partage avec Schweitzer la volonté de préserver l’équilibre classique entre la dimension verticale et horizontale de l’eschatologie. Tout comme Schweitzer, suite à sa confrontation tardive avec les autres religions, il fait valoir la spécificité du christianisme selon laquelle, l’eschatologie l’emporte sur la sotériologie, le Règne de Dieu sur le salut dans l’au-delà.

         Last but not least, dans un livre qu’il a porté en lui pendant plus de dix ans : Dieu anonyme ou la peur des mots (5), Vahanian consacre le chapitre 3 à la christologie sous le titre : Salut et utopie : le Christ. L’Église est certes, selon la formule paulinienne, le corps du Christ, mais ce corps ne saurait à la fois être gage et témoin du Royaume s’il n’était pas, avant tout, un puissant principe de novation sociale et de transformation du monde. L’Église, en tant que promesse du Royaume de Dieu, n’est pas la négation du monde, au contraire, elle en est l’affirmation, n’en déplaise à Loisy selon qui : « Jésus a annoncé le Royaume, mais c’est l’Eglise qui est venue ». (6) Et Vahanian de conclure : « Si au Règne de Dieu et sa justice, que proclame le Christ, fait suite l’Église, c’est qu’elle en est la prolepse. Elle n’est pas un institut de sotériologie. » Ce chapitre central du livre est introduit par cinq citations. La première est tirée du Nouveau Testament, I Jean 4, 6. La seconde est de Maître Eckart : « … Dieu devient Dieu lorsque les créatures disent Dieu ». Puis, on quitte, la Bible et la théologie pour une citation de Franz Kafka : « À partir d’un certain point, il n’y a pas de retour. C’est ce point-là qu’il faut atteindre ». Le ton est donné, cette page entière de citations introductives au chapitre se termine par un passage du livre de William Faulkner, Le bruit et la fureur, dans lequel il est question du nom, du changement de nom, de la Bible, du dire et du lire, le tout dans un dialogue qui, pour surprenant et digne qu’il est de figurer dans la pièce de Beckett, En attendant Godot, nous rappelle que ce qui est dit est dit une fois pour toute, à condition que le langage prenne corps. Dans cette galerie prestigieuse et bien moins hétéroclite qu’il n’y paraît, la quatrième citation, l’avant dernière, est d’Albert Schweitzer : « La grande faiblesse de toute doctrine de la rédemption, postérieure au christianisme primitif, est qu’elle n’entretient l’homme que de son salut personnel, indépendant de la venue du Royaume de Dieu… Tant que cette dernière préoccupation restera à l’arrière-plan, le christianisme sera, dans le monde semblable à une forêt d’hiver ».
         Tout est dit.


                                                                  Philippe AUBERT

1.     Karl Barth, La théologie protestante au dix-neuvième siècle, Labor et Fides, Genève, 1969.
2.     Gabriel Vahanian, L’Utopie chrétienne, Desclée de Brouwer, Paris, 1992.
3.     Gabriel Vahanian, Dieu et l’Utopie, l’Église et la Technique, Editions du Cerf, Paris, 1976.
4.     L’Utopie chrétienne, page 161.
5.     Gabriel Vahanian, Dieu anonyme ou la peur des mots, Desclée de Brouwer, Paris, 1989.
6.     Alfred Loisy, L’Évangile et l’Église, Alphonse Picard et Fils, Paris, 1902.